Bonjour Sydney,
1 L’éthique journalistique élémentaire n’interdit pas les titres sensationnalistes, mais dans ces deux cas les titres sont carrément trompeurs. C’est ce qui dévie de l’éthique journalistique. Plusieurs lecteurs ne lisent que le titre. C’est l’information qu’ils retiennent.
2 Sur la méthodologie, il manque deux informations importantes : d’abord, a-t-on compilé les accusations ou les convictions ? Les infos de l’article laissent penser qu’il s’agit d’accusation puisqu’on dénombre des « suspects » et non des coupables. Ensuite, quelle est la répartition des accusations ou des convictions entre proxénétisme et traite des personnes? Aussi, la méthodologie décrite par Radio-Canada est un peu plus complète, mais on ne peut pas s’empêcher de constater que le nombre de victimes identifiées (437), même doublé à la suggestion de Mme Robert, paraît bien bas en rapport avec le nombre de suspects (1348) même si on suppose que les dossiers de mineures sont peut-être exclus du décompte. Il est louable de faire le dénombrement des dossiers judiciaires, j’en conviens parfaitement. Mais le décompte des victimes reste aussi nécessaire pour estimer l’ampleur du désastre.
3 Je connais assez bien certains salons de massage et les filles qui y travaillent pour être capable d’affirmer qu’on n’y retrouve ni traite des personnes ni proxénétisme.
4 C’est évident que Mme Robert ne dispose pas d’informations suffisantes, du moins à partir de ces données, pour faire une telle affirmation :
«Dans chaque salon de massage, dans chaque bar de danseuses, il y a des femmes victimes de traite humaine. C`est clair.» (Mme Robert)
D’abord elle parle spécifiquement de la traite des personnes, un type particulier de proxénétisme qui implique un forme ou l’autre de déplacement géographique des victimes : international ou intérieur. Les réseaux de traite internationale sont fort mal connus au Canada. Le nombre d’accusations au cours des dernières années est extrêmement faible. Il y a beaucoup de suspicion, mais fort peu de convictions. Et la tâche de distinguer ce qui relève du « smuggling » de ce qui relève du trafic est toujours complexe, remplie d’anbiguités. Les réseaux de traite interne sont mieux connus. Ils opèrent principalement dans le domaine de la danse érotique où la mobilité géographique des filles est plus grande et dans le contrôle par les organisations crimiellis.
Quoi qu’il en soit, la traite est la forme la plus sévère du proxénétisme. Elle implique la mise en état de servilité ou carrément d’esclavage. Personnellement, si la police soupçonnait qu’il y a de la traite dans tous et chacun des salons de massage, je serais le premier à revendiquer haut et fort qu’elle fasse des opérations de descente carabinées dans tous les salons de massage de la province.
Une telle lubie a déjà eu cours dans la police britannique. Ça a donné lieu à l’opération Pentameter Two : un raid de cowboy dans 822 bordels en Angleterre. Résultat de l’opération : 406 personnes arrêtées, 106 d’entre elles relâchées sans accusations, 47 relâchées avec des amendes mineures. Des 253 restant, 73 ont été accusées en vertu des lois sur l’immigration, 76 ont été accusés d’infractions crimiellis non liées au trafic d’êtres humain. D’autres ont eu le temps de mourir ou sont disparues des filières. Il y a eu au au total 22 accusations de traite et 15 convictions au final. C’est le journaliste Nick Davis qui a dévoilé cette affaire dans the Guardian en 2009.
http://www.theguardian.com/uk/2009/oct/20/government-trafficking-enquiry-fails
Mme Robert affirme qu’il y a des victimes de la traite des personnes dans tous et chacun des salons de massage au Québec. Tu me demandes de démontrer le contraire, en tenant compte qu’une autre fille et toi-même affirmez qu’elle a raison. D’abord, je te dirai simplement que ni l’autre fille ni toi ne connaissez tous les salons de massages du Québec, ce qui serait nécessaire pour le démontrer. Il est relativement facile pour ma part de te garantir que je connais des salons de massage où il n’y a pas de traite. Ensuite, les chiffres mêmes de l’enquête du service renseignement policier ne permettent pas d’arriver à de telles conclusions. D’abord parce que 40% des victimes répertoriées par l’enquête sont des mineures. Il est évident qu’une grande majorité de ces victimes travaillent ailleurs que dans des salons de massage, principalement sur Internet et dans des clubs de danseuses contrôlés par les organisations crimiellis. Il y a bien entendu des exceptions, mais les propriétaires de salon de massage ne sont généralement pas assez cons pour embaucher des mineures.
On ne sait pas combien il y a de victimes. Selon Mme Robert, il y en aurait autour de 800-850 (un chiffre étonnamment bas à la lumière du nombre de suspects). 39% sont des mineures susceptibles de travailler surtout ailleurs que dans les salons. Je soustrais facilement au moins 2 victimes mineures sur trois pour cette raison. Il nous reste 631 victimes.
Quelle est la part des accusations en vertu de la traite des personnes par rapport aux accusations en vertu de l’article 212 pour proxénétisme ? Il y a tout lieu de croire que cette part est relativement faible, même si les policiers préfèrent évidemment porter des accusations de traite. Je me sens généreux, supposons que ce soit la moitié (c’est sans doute beaucoup moins). Il nous reste 316 victimes suspectées de la traite des personnes.
Les dossiers d’accusation en matière de traite et de proxénétisme sont toujours extrêmement difficiles à démontrer en cours. Le ratio accusation/conviction est souvent faible. Encore une fois, je serai généreux en concédant la moitié. Cela nous donnerait 158 victimes confirmées.
Le tout sur dix ans. Mettons 20 victimes confirmées par année.
Exception faite du résiduel de nos mineurs de tout à l’heure, quelle est la part des victimes qui travaillent dans les salons de massage en comparaison avec la prostitution ailleurs que dans les salons de massage ainsi que les autres secteurs de l’industrie du sexe (danse érotique, pornographie, etc). On ne le sait pas vraiment. Soyons généreux encore une fois, mettons les deux tiers (c’est sans doute beaucoup moins). Il nous resterait une quinzaine de victimes de la traite dans les salons de massage par année. Il y a 200 salons de massage à Montréal, peut-être autour de 250 au Québec.
Mais c’est la pointe de l’iceberg ! Oui, oui, je comprends très bien. Quelle est la part silencieuse qu’on ne voit pas ? Personne ne le sait, Mme Robert pas plus que les autres.
En supposant que les victimes seraient distribuées également dans tous les salons de massage du Québec, (ce qui n’est évidemment pas le cas), ça supposerait qu’il y ait au moins 250 victimes de la traite. Le ratio, dans ce cas théorique, serait de 1 victime identifiée sur 20. En pratique, une loi normale de distribution voudrait que le nombre réel de victimes soit multiplié plusieurs fois pour qu’on ait une chance raisonnable d’en obtenir au moins une dans tous les salons par le simple fruit du hasard des distributions.
Je ne peux pas faire la démonstration formelle que Mme Robert a tort en affirmant qu’il y a une victime de la traite dans chacun des salons de massage du Québec autrement qu’en disant que j’en connais quelques-uns où il n’y a pas de traite. Ce que j’ai fait, toutefois, c’est de te démontrer que si Mme Robert voulait démontrer qu’il y a des victimes de la traite dans la plupart des salons de massage, il faudrait qu’elle possèdent d’autres informations que celles qui sont divulguées dans les articles de journaux en question.
En terminant, je veux t’assurer que je ne cherche pas à nier d’aucune façon que la traite des personnes et le proxénétisme existent bel et bien. C’est une évidence. Je dis simplement que chaque fois qu’on divulgue des chiffres à leur égard, ils sont présentés avec une loupe grossissante.