Gustave said:
Et tu comprends que si, pour les femmes qui sont aux prises avec les conditions abjectes de la prostitution, l’opportunité de vraiment choisir est celle d’en sortir, pour d’autres l’opportunité de vraiment choisir leur permette de choisir ce métier et de le pratiquer dans les conditions qu’elles contrôlent? Et qu’en Suède, elles n’ont plus ce choix? Et que les législateurs passent pas mal plus de temps à sonder l’opinion publique et à écouter les groupes de pression qu’à lire les ouvrages d’histoire?
C’est évident que « l'avancement de la cause des travailleuses du sexe a toujours été et demeurera intimement lié à l'évolution de conditions qui leurs sont extérieures ». Ça vaut pour l’avancement de n’importe quelle cause, ça. Accuse-moi pas de ne pas comprendre ce que tu dis. C’est ça que tu dis. Rien de plus. Tu l’illustres avec des morceaux choisis dans le contexte européen et en parlant des progrès récents de la condition féminine.
Mais t’es législateur demain matin, zm, tu fais quoi? J’ai l’impression qu’il y a des réalités qui vont vite te rattraper et que le monstre à deux têtes que tu ne veux pas voir va s’incarner assez vite à la porte de ton bureau. Tu pourras toujours poser ton affiche : « désolé, en méditation ». Realpolitik...
D'abord je ne refuse pas de voir quoi que ce soit: ce genre de déformation m'exaspère. Pour ton info, j'ai été plongé (un peu malgré moi) dans de tels débats alors que la plupart des escortes, ex-escortes et bon nombre de clients qui habitent ce forum étaient encore aux couches; alors que le mot "abolitionnisme" commençait seulement à devenir d'usage dans le débat prostitutionnel (c-à-d le début des années 80) - j'épargne à tous le récit de ma jeunesse turbulente. Bilan? On en est au même point: mêmes chicanes, différents acteurs, même résultat - on avance et on recule en même temps, c'est ça la réalité.
Mais pour répondre à ta question, il faudrait d'abord que tu ne perdes pas de vue que, entre la lettre et l'esprit des lois et, ensuite, qu'entre les lois et leurs diverses applications, il existe un monde de possibilités. C'est là, à mon sens, que tout s'est toujours joué et continuera à se jouer encore pendant un bout de temps.
En somme, ce que je dis c'est que les mesures coercitives visant à faire observer les lois varient en force et en insistance selon la loi et le contexte social et des moeurs. Considère seulement l'article 212. Si l'on s'en remet seulement à son application dans la réalité quotidienne, est-ce qu'on peut dire sans rire qu'elle empêche tout un beau paquet d'individus de mener leur commerce? Sinon il y aurait très longtemps que les agences qui s'affichent dans le Journal de Montréal et sur merb auraient plié bagage.
Si, en revanche, on abrogeait l'article 212, de quel outil disposerait-on dans les cas évidents d'abus? D'aucun. Un pensez-y bien. L'exercice, que tu as tourné en dérision, de réécrire l'article 212 en négatif servait à élargir la discussion et faire prendre conscience, le cas échéant, des possibilités: ne suffit que d'une connaissance minimale des réalités de la rue, des immeubles à problèmes de l'Est de Montréal, de la prostitution juvénile reliée aux gangs criminalisés ou du trafic sexuel des femmes pour imaginer de telles possibilités. C'est sur ces femmes, les laissées-pour-compte et les sans-voix, que des regroupements comme Stella tourne le dos. Pour Stella, elles n'existent tout simplement pas ou sont - suivant les thèses de Frances Shaver - une "quantité négligeable" (elle n'a toujours pas répondu, mme Shaver, à mon invitation d'aller se promener ensemble dans certains quartiers de Montrèal
) (Il m'apparaît assez clairement aussi - et je le dis par parenthèse - que plusieurs animateurs des débats qui se tiennent ici ont une connaissance très imparfaite, par ignorance ou par choix pour soutenir leur agenda, de certaines réalités)
C'est à ceux qui veulent abroger l'article que revient le fardeau de la preuve: qu'en sera-t-il de ces cas d'abus si on abrogeait la loi?
Il y a encore trop de problèmes - des problèmes qui disparaîtront éventuellement et c'est souhaitable - reliés à la prostitution pour qu'on décriminalise tout, sans discernement (i.e. selon le programme de Stella).
En passant, merci de me fournir un argument de plus: si les législateurs sondent l'opinion et recherchent des modèles, cela signifie qu'ils sont encore en train de peser le pour et le contre. Faisant partie de la réflexion des législateurs est le bien-fondé de la décriminalisation vue dans la perspective d'améliorer les conditions. Parce que entre l'amélioration des conditions et l'abrogation de la loi, il n'existe encore que de vagues corrélations - les mécanismes n'ont pas encore été identifiés et leur efficacité n'a jamais été éprouvée (je défie quiconque de me soumettre un rapport - un rapport, pas un manifeste! - qui démontre de façon raisonnablement rigoureuse que la décriminalisation fonctionne)
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L'exemple européen ne servait qu'à identifier les conditions d'émergence d'une forme problématique de prostitution: elles étaient criantes dans le contexte européen et le contraste avec le siècle précédent (l'époque de la Révolution symbolisé par le sein dénudé d'une femme - impensable au XIXe siècle puritain voire pendant une longue période du XXe siècle) était d'autant plus fort mais le raisonnement s'applique tout autant ici et maintenant.
La sociabilité masculine est très fortement liée à la condition des prostituées; le phénomène s'est répété à travers l'histoire, pas uniquement celle de l'Occident. Une équipe de hockey composée uniquement d'hommes aboutit aux danseuses une fois la douche terminée; une équipe de hockey mixte fait en sorte que tout le monde rentre chez soi, c'est banal.
La thèse soutient que les diverses formes de prostitution à problèmes s'estompent à mesure que les femmes réintègrent les sphères de sociabilité proches des pouvoirs politique, médiatique et financier. C'est ce vers quoi on a évolué depuis une cinquantaine d'années et à plus forte raison depuis le XIXe siècle, de sorte que les conditions d'émergence que je décrivais plus haut tendent elles aussi à disparaître.
On a donc fait beaucoup de progrès sans que le sempiternel débat y ait été pour quoi que ce soit. Prenons seulement garde de ne pas reculer de nouveau en abrogeant des lois qui, au fond, n'empêche pas le monde de tourner et fournit néanmoins un outil pour protéger les victimes ou, le contraire, en exigeant des mesures de plus en plus coercitives, lesquelles favoriseraient l'essor d'une forme de prostitution de plus en plus souterraine et dangereuse.
p.s. l'oubli de l'histoire n'est jamais neutre pour qui a intérêt à répéter les erreurs du passé.